Avant-Propos
Un courageux rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation avait prévenu celles et ceux qui voulaient l’entendre. Les nouveaux barbares n’étaient plus des dictateurs, mais des conseils d’administration. Nous ne devions pas en douter, cette caste installée au sommet de tours de verre tuerait sans compter tous ceux qui s’opposeraient à leurs perspectives de profit.
En février 2008, je croisai ce vieil homme en Afrique et il me dit sans me craindre : « Je sais qui vous êtes et ce que votre compagnie fait à ces pauvres gens. Si le monde n’avait pas perdu la raison, vous seriez en prison. »
Prologue
(extrait)
(…) Ai-je idéalisé mon père comme les orphelins savent le faire ? Oui, bien sûr. Mais, pour ma défense, les mots que son cœur chantait à l’être auquel il se dévouait faisaient danser tous les sourdingues du village. Trois passions régissaient sa vie. Si la première était incontestablement sa femme, la seconde, délogée de son trône à l’arrivée de ma mère, était la petite reine quotidienne. Il y avait aussi la vigne, une passion ou un fardeau familial, difficile de le savoir tant il s’y consacrait. À mon arrivée, il fut donc contraint de me laisser aux bons soins de ma mère. Avec le temps et beaucoup d’encouragements, il m’aida à trouver l’équilibre de ma vie sur la selle de son second amour : le vélo. Ainsi, je trouvai une place et une attention quotidienne que j’appelai par souci de simplification l’amour paternel…
Chapitre I
(extrait)
(…) Alors, le réveil fut brutal. Ces trois femmes à moitié nues, s’aspergeant de sang de cochon au sein d’un palace helvétique, illustraient parfaitement le désarroi de jeunes gens à qui l’on avait menti sur à peu près tout. Cette chorégraphie d’une violence inouïe effraya la clientèle de ce lieu si loin de la souffrance des armes. Dans ce hall, nous n’étions sans doute pas nombreux à comprendre la véracité des mots écrits par le sang sur ces poitrines de porcelaine…
Chapitre II
(extrait)
(…) L’ascenseur s’ouvrit et je laissai sortir Katherina devant moi. Je déposai mon vélo contre l’un des murs capitonnés de cet espace privé. Un lieu au luxe ostentatoire équipé d’une technologie de surveillance garantissant à quiconque de n’y être jamais venu. Il y avait deux accès : le premier ascenseur que nous avions emprunté, Katherina et moi, et un second plus discret, connu seulement de certains membres de la direction et de quelques chauffeurs. Ce deuxième ascenseur, dissimulé au fond d’un garage souterrain de la Rue Centrale, propulsait discrètement nos hôtes « No Name » au septième étage…
Chapitre III
(extrait)
(…) Et, il y eut ce jeudi 26 octobre 2023. Après une ascension pluvieuse du col de la Croix, il fut décidé en haut lieu d’en finir avec moi. J’étais alors très loin d’imaginer que le déchirement des nuages sur ce bleu si pur était en réalité une porte céleste. J’ignorai que, ce jour-là, on avait décidé de me délivrer de l’enfer dans lequel mes ambitieuses échappées m’avaient conduit. À 49 ans, toute ma vie devait déjà s’effacer un jour où l’été semblait ne pas vouloir laisser sa place à l’automne. Dans la descente, virage après virage, ces paysages féeriques me priaient de les regarder ici, puis là, et encore plus haut, plus bas et soudainement, j’entendis une voix déchirant les montagnes…
Chapitre IV
(extrait)
(…) Le matin du 25 juin 2024, ce ne fut que le sourire radieux de Julia qui put me convaincre de me lever et de m’assoir devant un petit déjeuner sur la terrasse des Blondel. De ce lieu d’une rare beauté, je n’avais pas hérité que des murs. Mon père et ma mère m’avaient prévenu qu’ils seraient là, ici, toujours avec moi. Sur cette même table de pierre, 40 ans auparavant, je buvais du petit lait en écoutant mon père me consoler d’une bagarre dont j’avais été cobelligérant et victime à la fois.
–– Fiston, rassure-toi, tout se paye.
–– Ouais, mais s’il n’a pas d’argent, papa ?
–– Il ne s’agit pas d’argent, Charles, m’avait rétorqué mon père.
Cette dernière phrase, je la compris enfin, car le premier jour du reste de ma vie était bel et bien arrivé.
Chapitre V
(extrait)
(…)–– Alors, tant qu’il y aura des communicants sans scrupules et des animateurs d’actualités manipulés par une oligarchie plus riche que nos gouvernements, il n’y aura aucune raison que cela change. J’en suis désolé, Madame Bastian vous a dit la vérité, mais rassurez-vous, vous l’effacerez de votre mémoire dans quelques jours. Des stratèges de la communication y travaillent jour et nuit. Merci pour votre attention et bonne fin d’après-midi.
Je redescendis enfin les trois marches de la scène qui me ramenèrent sur le plancher des spectateurs. En me dirigeant vers la sortie, je croisai le regard d’un journaliste effrayé par ce qu’il venait d’entendre. Lui, à qui on avait poliment demandé de mettre son intelligence de côté et de choisir un camp, me regarda comme un dingue sorti de l’asile. Il ne pouvait supporter de me savoir sain d’esprit. Ses yeux creux me reprochaient de lui imposer la voie risquée de la vérité. Comment allait-il retranscrire, contextualiser et commenter ce qu’il venait d’entendre ? Tout avait été diffusé en direct sur la chaîne d’info du pays et sur une multitude de réseaux sociaux. Cette situation explosive, qui l’aurait certainement réjoui il y a quelques années, le plongeait cet après-midi dans un profond désarroi. La beauté de son métier et toutes ces belles idées qui motivaient sa vocation semblaient désormais derrière lui. Il était venu cet après-midi au Swiss Tech Center juste pour ajouter une ou deux ponctuations au communiqué de presse que l’EPFL avait eu la gentillesse d’écrire pour lui…
Chapitre VI
(extrait)
(…) C’est donc à peine 12 heures plus tard que j’entrai pour la dernière fois dans ce bâtiment qui ne reflétait en rien ce qu’il abritait réellement. Rien ici ne dépassait le clocher de l’église de la ville. Ce bâtiment était une tranchée de défense. Notre métier, c’était creuser, nous avions donc creusé discrètement plus de dix étages étendus sur plus de deux terrains de football. Bon nombre de collaborateurs, qui avaient la chance de travailler à la lumière du jour, devaient tout ignorer de ce qui se jouait sous leurs pieds.
Je fus surpris que la réunion de crise soit organisée dans la partie céleste du bâtiment. Comme si tout ce qui allait y être joué devait être vu du ciel. Lorsque je rentrai dans la pièce, la lumière fut dans mon dos et peu de ceux qui durent être présents ce matin-là purent me regarder sans être éblouis. À défaut de salutations d’usage, tous réclamèrent encore de l’ombre. Le caractère surréaliste de la situation se résuma à leur silence et à leur stupeur lorsque, comme à mon habitude, je tendis la main vers eux en prononçant leurs prénoms respectifs.
C’était un socle de pouvoir sur lequel, avant de se prononcer, on s’interrogeait longuement sur l’opinion du profit. Et comme ce dernier n’avait manifestement pas eu le temps de s’exprimer, personne dans cette pièce n’osa ni ne souhaita me poser LA question qui aurait dû présider à cette rencontre : « Charles, bordel de merde ! Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Êtes-vous devenu fou ? »…
Chapitre VII
(extrait)
(…) Je suivis prudemment les lignes synoptiques jaunes des couloirs qui menaient au studio d’enregistrement de cette antenne régionale de la télévision nationale. Sur ce parcours fléché sans embûches, de la réceptionniste à l’assistant qui vous accompagnait, tout ce que vous croisiez semblait respirer l’air pur du citoyen éclairé. Il n’y avait pas un centimètre carré consacré au doute dans cette entreprise d’État. Souffrant d’un manque de contradicteurs et d’une sérieuse concurrence nationale, ces journalistes, d’une condescendance étourdissante, n’étaient jugés que par un entre-soi très prudent. Ce qui les protégeait de tout écart ou débordement du consensus fédéral que ces derniers représentaient à merveille.
Arrivé à destination, j’entendis une voix du fond d’un couloir. C’était sur ma droite, au fond d’un autre couloir peu éclairé. Tandis qu’une petite silhouette disparut derrière une porte, Elle s’approcha de moi.
–– Charles, c’est ici, me dit-elle en se jetant dans mes bras, sans hésitation ni accord, comme ça, naturellement, mécaniquement.
Pour que je puisse vous décrire le chant de ces mots dans mes oreilles. Afin que vous puissiez ressentir la chaleur qui parcourut mes veines à cet instant, Vous devez concevoir au préalable que l’amour peut être dépourvu d’intérêt, qu’il se détache de vos besoins et qu’à défaut de remplir les cases vides de votre existence, il vous offre de nouvelles perspectives, ailleurs, loin de vous et de vos insolubles problèmes…
Chapitre VIII
(extrait)
(…) Alors que dans la nuit du 29 juin, le Jet Global 6000 d’Andrew Barrin décollait sans préavis pour Genève, Robert Crawford priait. Quelque part entre Zurich et Genève. La tête posée sur le volant de sa voiture, Robert implora Dieu corps et âme pour que le jour se lève enfin sur son affreux cauchemar. Pris en étau entre deux voitures de police, Robert savait qu’il serait désavoué et que le glorieux destin qui lui avait été promis serait offert à un autre moins déterminé que lui.
Lorsque McRyan lui ouvrit ses portes, jamais, il n’aurait pu imaginer un tel échec. Lui Robert Crawford le meilleur de sa promotion de jeune officier d’une armée de clones à col blanc formée à Yale.
Robert Crawford était dans l’abîme, abandonné, bloqué de toutes parts et coupable. Ma compagnie l’avait désigné comme l’unique responsable de l’ampleur de ce désastre. Robert était à l’origine du spectaculaire record d’audience d’une émission qui n’aurait jamais dû avoir lieu. Il était donc à l’origine de la diffusion planétaire de mon repentir à plus de 270 millions d’internautes. Ces séquences traduites en plus de 35 langues en moins de trois jours firent progresser la notoriété de ma discrète compagnie à plus de 1700 % sur plus de cinq moteurs de recherche. Du jamais vu ! Robert avait été prévenu dès le début, en cas d’échec, personne n’abrégerait ses souffrances avant qu’il ne succombe…
Chapitre VIX
(extrait)
(…) Il aura fallu plus de huit jours de cache-cache aéronautique pour enfin poser de nuit dans l’archipel des Bahamas. Avant que le jour se lève, nous poussions le jet Pilatus PC-24 au fond d’un vieil hangar de la Royal Navy.
Il y a plus de 15 ans, à la suite de la mort prématurée du fondateur de la MS, Jurgen Briger, un agent d’audit un peu pointilleux, me révéla quelques informations au sujet d’un mystérieux salarié à Nassau. Craignant une fouine, je demandai une enquête et je découvris que ce salarié n’avait rien d’un espion. Il s’agissait du gardien de la première maison autonome des Caraïbes. Une forme de survivalisme pour milliardaire un peu craintif que Jurgen Briger imagina dans le plus grand secret. Le gardien était aussi responsable d’entretenir la rumeur que la propriété faisait l’objet d’une dispute de succession au sein d’une riche famille du Delaware. Information que n’importe quel agent immobilier pouvait vérifier sur le cadastre foncier de l’île…
…….
(…) Avant 1991, dans les années d’apartheid, la MS avait été le principal bailleur de fonds de la Swiss-South African Association. Une Chambre du commerce, conçue principalement pour détourner l’embargo imposé au régime de Pretoria, avait organisé via la MS les paiements illégaux aux États qui avaient soutenu industriellement, technologiquement et militairement l’Afrique du Sud. La MS avait donc été priée, dans le cadre de nos contrats de concessions minières avec l’État propriétaire, de payer à la Confédération suisse et aux autres nations contournant l’embargo la part de minerai que nous devions initialement retourner à l’État sud-africain. Pendant plus de 10 ans, la MS avait transité des minerais vers nos usines helvétiques de raffinement. La compagnie avait constitué ainsi un trésor gigantesque qu’elle avait gardé pour notre gouvernement à l’abri des regards des Nations unies. Quand l’apartheid et les embargos avaient été enfin abolis, la moitié de l’or avait disparu…